L’historiographie moderne et contemporaine tend à opposer la tradition monastique occidentale, organisée autour de la règle considérée comme une norme fixée une fois pour toutes, et extensible à plusieurs monastères, à la tradition monastique orientale, où l’absence d’un schéma régulier (incarné, en occident, par la règle de saint Benoît de Nursie), fait prédominer la figure du saint homme, dont la vie est règle, une règle plus informelle, activée dans la seule fondation du saint. Le long d’une ligne de partage des eaux que dessine l’opposition entre le genre de la règle et le genre de l’hagiographie, s’opposeraient ainsi le monde monastique occidental, celui de la règle, et le monde monastique oriental, celui du charisme.
Le saint moine, dont la vie est règle
Dans ses grandes lignes, ce schéma reste valide : de récents travaux formulés autour des hagiographies italo-grecques on montré comment le terme de kanôn, le terme grec le plus proche du latin regula, désignait le saint moine, dont la vie est règle. Toutefois, les distinctions entre genres documentaires tendent à céder : l’hagiographie est de plus en plus considérée comme norme, y compris dans le cadre occidental, tandis que la notion de « règle » ne paraît pas complètement absente du monachisme oriental. L’évaluation critique des distinctions génériques amène donc à reconsidérer les places respectives de la règle et de la figure du saint moine dans le discours normatif en milieu monastique. L’exemple des pérégrinations médiévales de la « règle de saint Basile » en Occident montre que l’Occident a voulu plier les réalités orientales à son schéma régulier, mais seulement après le IXe siècle, c’est-à-dire après la réforme monastique carolingienne. Il y aurait donc un point de départ chronologique ferme, à partir duquel se crée l’idée de règle telle que nous la comprenons actuellement, et avant lequel, même en Occident, la règle n’a pas ce sens moderne. À ce point de départ historique, qui fait muter la conception occidentale de la norme monastique, correspond chronologiquement le moment de la fixation des stéréotypes occidentaux sur le monachisme oriental, vu comme anarchique, anachorétique, gyrovague (en bref, sans règle), mais aussi antique, et doté ainsi de toutes les vertus et de toutes les noblesses des origines. Cette conception se creuse au moment de l’émergence des ordres religieux à partir du XIIe siècle, s’affine lors des tentatives de réforme du monachisme « ancien » au bas Moyen Âge, se rénove avec l’humanisme, se renouvelle dans l’érudition bénédictine de l’époque moderne, et s’utilise lors de l’intégration de différentes Églises orientales dans le giron romain à l’époque moderne également.
L’usage normatif des figures exemplaires des saints
Les conceptions de la règle et du saint moine scandent donc, non seulement l’évolution institutionnelle du monachisme occidental, mais aussi ses rapports avec le monachisme oriental, tantôt imité, tantôt transfiguré par une vision formatée. Il conviendrait donc d’en creuser toutes les facettes, de revoir la notion, fortement évolutive, de la norme monastique et de la règle, en particulier avant le IXe siècle, d’analyser les rapports entre la diffusion des écrits normatifs et celle des hagiographies, et de considérer sur le temps long l’usage normatif des figures exemplaires des saints : exemples contraignants de vie évangélique, dont le monachisme n’est que la forme la plus efficace, ou au contraire illustration secondaire de la règle, ou encore incarnation de « l’esprit » d’un ordre religieux, de son identité et de sa distinction par rapport à des mouvements concurrents, la figure du saint moine et ses relations avec une règle sont d’une grande complexité : ce programme vise à les examiner sur le temps long de l’histoire monastique orientale et occidentale.